Jeux vidéo et droit d’auteur
- 30 mars 2020
- Cabinet Dalila MADJID
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A titre liminaire et l’actualité oblige, selon l’App Annie, tel que l’indique l’Agence française pour le jeu vidéo (AFJV), le temps passé sur le mobile a augmenté de manière significative en Chine et en Italie pendant la pandémie du Covid-19. En effet, selon l’AFJV, la Chine a enregistré une augmentation du temps passé sur mobile de 30 % en février 2020. « Les gens se tournent vers le mobile pendant cette période pour s’informer, continuer à travailler, se divertir, favoriser les contacts et combler les manques de la vie normale » (App Annie). En février 2020, « la moyenne hebdomadaire de téléchargement de jeux en Chine a augmenté de 80% par rapport à 2019 ». (App Annie).
L’industrie du jeu vidéo est souvent présentée comme la première industrie culturelle dans le monde, dépassant celle du cinéma et ce, depuis 1997. Selon le syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs (SELL), en 2019, le marché du jeu vidéo en France atteint 4,8 milliards d’euros.
Parmi les jeux les plus célèbres, on citera « Call of duty », jeu vidéo mettant en scène l’armée américaine, ou bien même « Ligue of legends », qui peuvent être joués sur toutes les plateformes.
La création d’un jeu vidéo nécessite la collaboration de nombreux corps de métiers très spécialisés, tels que les graphistes, les musiciens, les animateurs, les programmateurs, les game designers. Parfois, les rôles de chacun dans la création du jeu vidéo ne sont pas toujours clairement définis, étant souvent polyvalents.
Etant une oeuvre complexe, telle la qualification retenue par les juges, la problématique de du statut juridique du jeu vidéo suscitent toujours discussions et controverses et ce, depuis de nombreuses années, sans qu’une réponse claire n’ait été apportée.
1- Le jeu vidéo est une oeuvre complexe
Depuis l’arrêt du 7 mars 1986 (Cass. Ass. plén., 7 mars 1986, Atari Inc. c/ Valadon, no 84-93509 et Cass. Ass. plén., 7 mars 1986, Williams Electronics Inc. c/ Claudie T. et Sté Jeutel, no 85-91465), le jeu vidéo entre dans la catégorie des oeuvres de l’esprit protégées au titre du droit d’auteur.
Il est incontestable que, dés lors que la création est originale, le jeu vidéo est qualifié d’œuvre de l’esprit, la question de son statut au sein du droit d’auteur demeure problématique.
La protection juridique du jeu vidéo découle de sa qualification. Depuis un arrêt majeur de la Cour de cassation du 25 juin 2009 n°07-20387, ces créations sont des « oeuvres multimédia », c’est-à-dire « des oeuvres complexes », qui sont composées de différents éléments: logiciel, dessins, sons, scénario, d’une musique originale, bases de données, d’oeuvres audiovisuelles, créées spécifiquement.
En effet, dans ledit arrêt il est précisé que : « un jeu vidéo est une oeuvre complexe qui ne saurait être réduite à sa seule dimension logicielle, quelle que soit l’importance de celle-ci, de sorte que chacune de ses composantes est soumise au régime qui lui est applicable en fonction de sa nature, qu’ayant constaté que les compositions musicales litigieuses incorporées dans les jeux video de la société Cryo émanaient d’adhérents de la Sacem, la Cour d’appel a jugé à bon droit qu’une telle incorporations était soumise au droit de reproduction mécanique dont l’exercice et la gestion sont confiés à la Sacem, et a pour voie de conséquence, justement admis, la créance de cette dernière au passif de la liquidation judiciaire de la société Cryo ».
La Cour de cassation a repris le raisonnement des juges du fond dans leur arrêt du 20 septembre 2007, dans lequel, ils ont écarté successivement les qualifications d’oeuvre audiovisuelle et de logiciel pour s’en tenir à celle d’oeuvre multimédia pour définir un jeu vidéo.
Et concernant le compositeur de musique, les juges ont considéré que le jeu vidéo n’est pas une oeuvre collective mais une oeuvre de collaboration pour laquelle il est possible de lui attribuer des droits d’auteur distincts.
En l’espèce dans cet arrêt, la société Cryo avait pour objet la production, l’édition et la commercialisation de jeux vidéo. Elle a fait l’objet d’un jugement de liquidation judiciaire. La société SESAM a déclaré une créance au titre des redevances de droit d’auteur dues en contrepartie de la reproduction des compositions musicales relevant de son répertoire dans les jeux vidéo du catalogue de la société.
L’ancien dirigeant de la société Cryo, contestait non seulement le montant de la créance, ainsi que son principe en portant le débat sur la qualification juridique des jeux vidéo.
Selon lui, « les jeux vidéo devaient ainsi être classés dans la catégorie des œuvres audiovisuelles « , » l’introduction de musique dans les jeux vidéo n’était pas subordonnée à l’autorisation de la société SESAM et ne fait pas naître de droits d’auteurs relevant de la gestion collective dévolue à celle-ci ».
Il estimait aussi que « les jeux vidéo doivent être analysés comme des logiciels », » les éditeurs peuvent bénéficier des dispositions de l’article L. 131-4 5o du Code de la propriété intellectuelle permettant une rémunération forfaitaire en cas de cession des droits sur un logiciel « . Selon les juges « une telle qualification apparaît bien réductrice alors que, s’il est exact que le jeu vidéo comprend un tel outil, il s’agit d’une œuvre de l’esprit complexe élaborée au moyen de cet outil avec un scénario, des images, des sons, des compositions musicales, etc. ».
De plus, le dirigeant « était mal fondé à opposer à la société SESAM le régime de l’œuvre collective puisqu’en l’espèce les droits de reproduction revendiqués par la société SESAM portent sur des compositions musicales des adhérents de la SACEM en tant qu’elles sont reproduites dans un programme multimédia ; qu’en effet, la musique ne se fond pas dans l’ensemble que constitue le jeu vidéo, qu’il reste possible d’attribuer au compositeur ses droits d’auteur distincts sur cette œuvre qui, par rapport à ce dernier, est une œuvre de collaboration au sens des articles L. 113-2 et L. 113-3 du Code de la propriété intellectuelle « .
Ici, aussi bien les juges du fond que la Cour de cassation reprennent ce qui a été jugé précédemment, notamment dans l’arrêt de la première Chambre civile, dit » Arborescence » du 28 janvier 2003, qui a considéré que « l’absence d’un défilement linéaire des séquences, l’intervention toujours possible de l’utilisateur pour en modifier l’ordre et la succession de séquences non animées d’une œuvre multimédia ne permet pas de l’assimiler à une œuvre audiovisuelle« .
Toutefois, pour certains la qualification d’oeuvre multimédia, retenue par les juges, pour désigner un jeu vidéo, n’est pas satisfaisante en ce qu’elle est dépourvue de régime juridique et « qu’elle est devenue obsolète« .
Ainsi et à défaut d’une solution claire, et en l’état actuel du droit, chacune des composantes du jeu vidéo est soumise au régime de droit d’auteur, applicable à sa nature. Ainsi, cohabite le régime de l’œuvre logicielle pour la composante logicielle du jeu, le régime de l’œuvre audiovisuelle pour les cinématiques, le régime de l’œuvre musicale pour la musique, aussi, le régime sui generis pour les bases de données.
Cette solution a été reprise par la Cour d’appel de Paris dans un arrêt du 26 septembre 2011 dans lequel, les juges du fond rappelle que le jeu vidéo est « une œuvre complexe dont chaque composant est soumis à un régime propre »(CA Paris, Pôle 5, Chambre 12, 26 sept. 2011, Nintendo c/ Absolute Games »). Cette position a été confirmée par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) dans l’arrêt Nintendo du 23 janvier 2014 (CJUE aff. C-355/2).
Toutefois, certains auteurs ont relevé justement que si » la qualification mixte est un progrès par rapport aux effets pervers d’une qualification unique » (Hassler T.) , puisque respectueuse de la nature complexe du jeu vidéo, cette qualification soulève un problème d’imprévisibilité. Pour chaque composante du jeu vidéo, de nature logicielle, musicale, textuelle et graphique, il faudra évaluer quel est le processus d’élaboration« .
Ainsi, comme le soulève très justement certains, « le processus d’élaboration d’un jeu vidéo est différent selon chaque projet et qu’il est habituel qu’un même contributeur s’occupe de plusieurs tâches distinctes dans le développement du jeu vidéo. Les professionnels du secteur ne seraient pas à l’abri d’une requalification par le juge ou d’un oubli comme d’une mauvaise cession contractuelle des droits d’auteur » (Isabelle Meyer).
Par conséquent, la qualification d’oeuvre complexe et donc de régime distributif, pourrait être inadaptée à l’industrie du jeu vidéo en France, en ce qu’elle créerait une insécurité juridique aussi bien pour les créateurs que les exploitants du jeu vidéo.
2- La protection du jeu vidéo au titre du droit d’auteur
Le jeu vidéo intègre un ou des logiciels, du texte, du son, de la musique, des bases de données, des images fixes, animées, parfois un scénario, etc.
Ainsi, le multimédia peut être protégé au titre du droit d’auteur que s’il remplit les conditions suivantes:
- Il doit être une œuvre de l’esprit,
- Et il doit être une œuvre originale.
S’il ne fait pas de doute qu’un jeu vidéo est naturellement une oeuvre de l’esprit, qu’en est-il de son originalité.
En droit d’auteur, l’originalité est définie comme » l’empreinte de la personnalité de l’auteur« , en matière de logiciel, il est fait plutôt référence, pour désigner l’originalité, à l’ »apport intellectuel « .
Ainsi, dans un jeu vidéo, il existe « un choix dans l’arrangement, dans la sélection des différents éléments intégrés ». Et ce choix, cette disposition des matières n’est pas dû au hasard, elle est « l’empreinte de la personnalité de l’auteur ». Ce qui permet à l’œuvre multimédia et notamment au jeu vidéo d’être qualifiée d’originale.
Si le produit multimédia est qualifié de base de données, la production pourra également se voir reconnaître le droit sui generis propre à une telle qualification.
Récemment, dans un jugement très critiqué du 17 septembre 2019, le Tribunal de grande instance de Paris a déclaré illicites ou abusives quatorze clauses de conditions générales de la plateforme STEAM, de distribution en ligne de contenus numériques, jeux vidéos, logiciels, etc. (TGI Paris 17 sept. 2019 n°16/01008). Le Tribunal a, entre autre, jugé illicite la clause qui interdit aux utilisateurs de revendre ou de transférer les droits d’accès et d’utilisation des jeux vidéos qu’ils ont acquis sur la plateforme.
Selon l’association UFC-QUE CHOISIR, cette clause était contraire à la liberté de la circulation des marchandises, qui est garantie par la règle de l’épuisement du droit de distribution consacré par la directive 2001/29/CE sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information et la directive 2009/24/CE sur la protection juridique des programmes d’ordinateur.
Or, pour la société Valve, exploitante de la plateforme STEAM, elle soutenait que le principe de l’épuisement des droits « n’avait pas vocation à s’appliquer aux œuvres dématérialisées mais aux seuls objets tangibles mis en circulation par le titulaire de droit ou avec son accord« . La société a interjeté appel de la décision.
Le Tribunal de grande instance de Paris s’est inspiré de l’arrêt UsedSoft, dans lequel la Cour de justice a jugé que l’épuisement des droits s’appliquait quel que soit le mode de distribution du jeu vidéo, y compris pour le téléchargement en ligne.
L’arrêt UsedSoft a également été critiqué, en ce que la Cour a donné une solution sur le fondement de la directive 2009/24/CE portant sur les logiciels, alors que les jeux vidéos sont en principe régis par la directive 2009/29/CE sur les droit d’auteur.
Il y a lieu de rappeler que le principe d’épuisement du droit de distribution est consacré par l’article L. 122-3-1 du Code de la propriété intellectuelle.
En effet, dès lors que la première vente d’un ou des exemplaires matériels d’une oeuvre a été autorisée par l’auteur ou ses ayants droit sur le territoire d’un Etat membre de la Communauté européenne ou d’un autre Etat partie à l’accord sur l’Espace économique européen, la vente de ces exemplaires de cette oeuvre ne peut plus être interdite dans les Etats membres de la Communauté européenne et les Etats parties à l’accord sur l’Espace économique européen.
Dernièrement, dans l’arrêt Tom Kabinet, la Cour de justice de l’Union européenne a jugé que la fourniture au public par téléchargement pour un usage permanent d’un livre électronique relève de la notion de « communication au public » au sens de la directive 2009/29/CE sur le droit d’auteur et non pas du droit de « distribution du public ». De telle manière que le principe d’épuisement de droit de distribution de l’auteur ne s’applique qu’aux objets tangibles. Et ainsi, la vente de livre numérique d’occasion téléchargé en ligne nécessite l’autorisation de son auteur ou des ses ayants droits.
Pour certains cette décision apparaît transposable aux jeux vidéo.
Attendons ce que la Cour d’appel dans l’affaire UFC-QUE CHOISIR c/ VALVE (plateforme STEAM) en décidera.
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